«Coiffure excentrique physionomie équivoque» :
voilà comment le commissaire de police décrit Alexandrine Jouannet,
27 ans en 1872, montée à Paris pour y exercer sa profession, après Lyon, Constantinople et Marseille.
C’est noté en pattes de mouche tout en haut du rapport de comparution de ladite jeune personne, modiste à l’origine, prostituée de métier (la passerelle est fort courante à cette époque), qui vient demander l’autorisation de pratiquer en maison close.
Pour être en règle, «il faut s’inscrire comme femme publique auprès du service des mœurs de chaque ville»,
rappelle Nicole Canet, auteure de cet ouvrage d’enquête sur le célèbre bordel le Chabanais.
Aventurière.
Afin de cerner ce que fut la fabuleuse maison close parisienne, la patronne de la galerie érotico-historique Au bonheur du jour (sise en face des anciens locaux du Chabanais, ça ne s’invente pas) et auteure de nombreux ouvrages sur la prostitution des deux sexes ou sur l’histoire des bordels parisiens,
a consulté, gratté, fouillé les archives de la police et des
documents de la famille Jouannet :
Alexandrine, la petite prostituée de chez Clotilde à Lyon, puis chez Dame Quatrefages, dans le Ier arrondissement de Paris, fut la taulière du luxueux Chabanais pendant vingt-deux ans, de 1877 à sa mort en 1899.
Entretenue par un attaché d’ambassade, elle était, plutôt qu’une prostituée, une courtisane, une aventurière.
Le plus célèbre bordel de Paris a eu plusieurs vies, jusqu’à sa fermeture en 1946 par une autre femme, Marthe Richard.
D’Alexandrine, dite aussi Kelly, à Marie-Jeanne Lafarge (de 1900 à 1920), de Marguerite Jalabert (1920 à 1941, avec le très fameux Maurice, son malfrat de mari) à la fascinante Doriane (entre 1941 et 1946 ; on voit dans l’ouvrage une photo de groupe qui présente ces dames au salon en 1941…
à l’intention des officiers allemands),
on parcourt le livre comme une balade de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe : avec les photos de Paris en noir et blanc d’Eugène Atget, les portraits sépia des célèbres prostituées du lieu, la très belle Margot, l’élégante Irma,
Marthe, un peu moins chic,
mais très efficace sous-maîtresse, des clichés des chambres chargées de tentures et de miroirs et de la fameuse grotte de l’entrée, qu’Alexandrine a pu faire installer après le départ du marchand de vins qui lui était hostile… Toute une histoire.
La célèbre Margot. Photo Au bonheur du jour
«Le clitoris de Paris».
On retrouve des photos érotiques de l’époque, une belle lettre de Casque d’or-Signoret, qui a travaillé au Chabanais, des lettres de protestation d’un médecin quand Alexandrine aménage son bordel, dont on voit les plans et les travaux sur les documents récupérés par Nicole Canet.
On lit, tirées des archives de la police ou des mœurs, des lettres de voisins outrés qu’une maison de tolérance s’installe dans un immeuble bien fréquenté au 12 de la rue du Chabanais.
On peut toujours y entrer, voir l’escalier mythique, les grilles de l’ascenseur, imaginer les étages de stupre et de volupté dans des chambres orientale, japonaise, espagnole, Louis XV, mauresque :
la Jouannet ne lésina pas sur la dépense
(jusqu’à l’équivalent de 100 000 euros pour des rideaux ornés de violettes), engageant des sommes faramineuses, qui se comptent en millions d’aujourd’hui, pour la décoration et l’ameublement.
Alexandrine pratiquait aussi des tarifs réservés à une élite, pas de ceux des bordels plus populaires :
200 euros la bouteille de champagne,
1 000 euros la chambre,
2 000 la passe.
Elle habillait ses filles (25 en moyenne) de tenues orientales, recevant politiques, écrivains (Loüys, Maupassant, entre autres) et têtes couronnées. Dont le prince de Galles, grand habitué des lieux,
qui louait un appartement près de l’avenue de l’Opéra - avenue surnommée par un aristocrate anglais «le clitoris de Paris» -,
se régalait d’y retrouver ses pensionnaires préférées, offrait cadeaux et bijoux et se fit construire un siège d’amour à deux étages dont on peine aujourd’hui à imaginer l’utilisation, souligne l’auteur, amusée.
On n’a aucune photo d’Alexandrine, alias Kelly,
madame Darcourt, ou encore Fatma, l’icône du Chabanais.
On sait juste qu’elle s’habillait très chic, fumait et buvait, souffrait de fréquentes sciatiques.
Ainsi est racontée l’histoire de ce Chabanais :
en notes de police, lettres de voisinages, rapports jaunis et photos noir et blanc, mobilier et objets olé-olé qui furent vendus aux enchères en 1951.
Toute une époque qui n’a pas fini de fasciner.